À PROPOS
Interview par Fabien Ribery pour la revue Le Poulailler
Fabien Ribery : Il y a dans votre travail artistique une obsession de la métamorphose, un trouble, une inquiétante étrangeté. Pourquoi ces thèmes?
Mélina Jaouen : J’essaie de saisir, à travers mes images fixes ou en mouvement la (de) construction des corporalités. Je crois que je cherche à comprendre ce qu’est un corps, ce qu’il montre, ce qu’il cache surtout.
Je voudrais retourner la peau de mes modèles pour faire passer la chair du « dedans » au « dehors », pour la faire basculer du domaine de l’invisible à celui du visible. Ce sont des « Corps sans Organes », des corps désorganisés, à la recherche d’eux-mêmes qui m’intéressent. Comme des gants retournés, c’est la face organique que je veux fixer sur la pellicule.
Ce travail de défiguration et de refiguration de la chair humaine engendre alors des corps à l’aspect inquiétant qui visent la sublimité au risque de la monstruosité et de la perte de soi.
F.R. : Qu’est-ce qu’un monstre pour vous?
M.J. : Le monstre est la figure de l’énigme, de l’étrange, de l’ambivalence. Quelque chose que l’on ne peut pas comprendre. Il pose la question des origines de l’homme, de sa quête d’identité, questionne sur ce qu’est la condition humaine.
Dans une visée cathartique de l’art, il est le moyen d’expulser nos angoisses, nos malaises et nos inquiétudes. Les monstres renvoient aux hommes le reflet agrandi de leurs penchants, de leurs excès. De leurs peurs et de leurs désirs, de leur part d’ombre et de leur violence.
Le monstre est subversif. Il a un lien avec le bien et le mal et est donc un moyen d’interroger nos valeurs esthétiques et morales, de composer avec les règles.
Il remet en question la norme et tend non pas vers le beau mais vers le sublime [tel qu’il est défini par Kant dans Critique de la faculté de juger]qui s’éprouve face à ce qui est illimité ou informe et exprime à la fois une attraction et une répulsion, un mélange de plaisir et de déplaisir.
Enfin, le monstre peut interroger l’avenir du corps humain. Échapper à l’obsolescence programmée, en tentant d’en redéfinir les limites, est un thème de plus en plus prégnant dans la société actuelle. Les biotechnologies ont remis en question l’intégrité du corps humain au profit d’un organisme potentiellement en kit. Les possibilités de greffes, de clonage, les biotechnologies interrogent la singularité et l’identité des individus.
F.R. : Vos images ne questionnent-elles pas en permanence les notions d’identité et de frontière, d’humain et d’animal, de vivant et de sculptural?
M.J. : Absolument. S’interroger sur le monstre est un moyen de s’interroger sur l’identité humaine. Comme un double, une image, il devient une figure révélatrice de l’homme, de sa part d’animalité, de sa partie errante.
Michel Serres en énonçait la logique dans L’Hermaphrodite en 1987: “La plupart des corps vivants ressentent et font voir une moitié immobile et froide, leur propre statue, en face d’une autre volante, dansante, chaude, active, souple, rapide, leur propre errance.”
Je qualifie mon travail de « théâtre des métamorphoses ». Les transformations, les « déguisements » sont des prétextes pour prendre une autre forme, pour changer de rôle. Les êtres hybrides, les monstres aux corps fragmentés, les chimères aux organes prothétiques traduisent l’idée que les apparences dissimulent la vérité des choses et que l’identité est toujours fluctuante, mouvante.
En ouvrant les possibilités de changement, d’invention, de création, le spectacle des monstres traduit bien le carnaval des identités. Le terme qui vient d’ailleurs du latin « carnis levare » signifie « ôter la viande, la chair » autrement dit, prendre une autre peau.
Souvent, par le biais de la peinture, de l’argile, les peaux deviennent substances, les corps sculptures. Les modèles deviennent des figures primitives, en lien avec l’animalité, et en même temps interrogent parfois les physicalités augmentées en préparation dans la société actuelle.
F.R. : Vous semblez plonger votre regard dans ce qu’Annie Le Brun, poétesse, spécialiste de Sade et de la subversion, appelle “la nuit humaine”. Pourquoi tant de noir parfois? Le noir est-il une couleur pour vous?
M.J. : Je crois que j’alterne sans cesse d’un laboratoire noir à un laboratoire blanc. D’un monde très lumineux à un univers nocturne. Dans les deux cas surgissent des pulsions refoulées.
Le noir m’évoque évidemment le mystère, les ténèbres, l’inconnu, ce qui est caché ou ce que l’on ne voit pas, la mélancolie et l’occulte. La culture judéo-chrétienne nous fait associer le noir avec la mort, la faute, le péché mais c’est une couleur ambiguë qui renvoyait durant l’Antiquité à la terre, à la fertilité, au renouveau. Ce qui m’intéresse particulièrement lorsque je photographie ou filme mes modèles dans la pénombre, c’est la façon dont les corps se redessinent, apparaissent et disparaissent. C’est le « bruissement du voir » dont parle Junichirô Tanizaki dans L’éloge de l’ombre. Je crois que j’aborde le noir comme une matière, profonde, insondable, qui aurait la capacité d’absorber, d’ingurgiter et de régurgiter les corps, les objets.
F.R. : Votre série intitulée “Grisélidis” fait-elle allusion à la prostituée Grisélidis Réal, qui était aussi un écrivain remarquable?
M.J. : Absolument. Le modèle est un ami comédien. Il travaillait sur des lectures du texte « Le noir est une couleur ». C’est lui qui m’a fait découvrir Grisélidis Réal. Sa vie romanesque, hors norme, sa liberté, et son amour fou, m’ont fascinée.
Mon ami a accepté de se travestir pour la prise de vue et a d’ailleurs réutilisé le même « costume » ensuite lors des représentations. C’est une personne qui m’inspire beaucoup et la séance photographique fut très intéressante. Cependant, je ne suis satisfaite que d’une seule photo (les talons). Je ne cesse de revenir regarder la pellicule sans réussir à retranscrire ce que je voudrais. Peut-être que nous devrions retravailler ensemble.
F.R. : Comment abordez-vous la nudité?
M.J. : Avant tout pour débarrasser l’identité d’une certaine forme de représentation. Pour épurer et revenir à l’essentiel. On sait tous que le plus « simple » des vêtements est déjà un costume, un déguisement. Choisir tel vêtement est déjà une mise en scène de son image. La nudité de mes modèles me permet d’aborder une page blanche, une scène vide que je re-scénographie à ma façon. Mais la nudité dans mes images n’est jamais totale dans le sens ou les corps sont presque toujours recouverts par la lumière, le flou, la peinture, l’argile. De plus, j’aimerais que la nudité dans mon travail ne dévoile pas. Qu’au contraire, elle devienne un voile. Qu’elle présente et dérobe quelque chose au-delà de quoi le spectateur demande à voir. Enfin, pour la majorité des personnes, se mettre nu, se mettre à nu, fragilise et fait peur. Je crois que j’essaie d’utiliser ces émotions durant la prise de vue.
F.R. : Aimeriez-vous être plus audacieuse? Qu’aimeriez-vous explorer davantage?
M.J. : Bien sûr, j’aimerais être plus audacieuse. C’est un cheminement lent qui se fait par étape, qui est lié à ma recherche artistique, à son avancée purement plastique mais aussi au cheminement psychologique personnel, aux limites et tabous que je me fixe moi-même. De manière générale, j’aimerais explorer davantage les interactions entre la photographie/vidéo et la danse contemporaine, la performance. Je souhaiterais photographier et filmer plus de corps qui interagissent ensemble, qui se touchent, se lient, se mélangent. Cela pourra prendre le motif du couple mais aussi de groupes, de lutteurs…. J’aimerais beaucoup effectuer une performance « en direct ». Mais cela va sûrement prendre un très long temps de maturation. Je m’intéresse au yoga, c’est un univers que j’aimerais photographier en glissant peut être vers la contorsion.
D’un point de vue très plastique, la couleur or m’intéresse car elle m’évoque l’alchimie. C’est la couleur divine par excellence. Associée à l’immortalité, elle fut très souvent utilisée pour recouvrir les sculptures. La vidéo est sans conteste le médium que je souhaite explorer davantage dans l’avenir.
F.R. : Voyez-vous beaucoup de cinéma? On peut penser parfois en vous regardant à David Lynch, ou Matthew Barney.
M.J. : On entre dans une salle de cinéma comme on entre dans un rêve. Je trouve que l’on devrait considérer les cinémas un peu comme des temples sacrés, des lieux de contact entre le monde imaginaire et le monde réel.
J’ai une image un peu à part dans mon travail, qui est importante pour moi. Elle représente les sièges d’un cinéma et fonctionne sur un jeu d’inversion des rôles. Le lieu du quotidien et du réel devient celui du spectacle et de la fiction.
J’admire énormément l’œuvre de David Lynch. En mêlant dans son cinéma le grotesque, la bizarrerie et la violence à une forme de normalité sociale il réussit à retranscrire d’une façon incroyable la réalité profonde de nos fantasmes.
Les travaux de Matthew Barney mais aussi de David Cronenberg m’intéressent particulièrement pour leurs interrogations sur une humanité mutante.
J’apprécie également beaucoup les cinémas de Wong Kar Wai, de Léos Carax, de Terrence Mallick. Dernièrement, c’est Under the skin de Jonathan Glazer qui m’a le plus marqué.
F.R. : Vous imaginez votre cadre comme on construit une scène de théâtre. Je pense à ces amphithéâtres où l’on exposait les fous au regard expert et voyeur des apprentis médecins.
M.J. : L’exhibition de « curiosités humaines » était aussi présente dans les foires populaires. Le public leur portait un regard amusé et craintif. Lorsque je prépare mes prises de vue, je transforme le lieu, souvent mon appartement ou celui du modèle, en scène théâtrale. Le réel est, en totalité ou en partie, gommé. L’obscurité m’aide en cela. J’utilise souvent des draps ou les murs comme si c’était les rideaux que l’on utilise au théâtre. Ils permettent de séparer ce qui devient la scène, de l’espace quotidien, réel, qui fait alors office de coulisses. Je ne crois pas qu’il y ait de voyeurisme durant mes prises de vues. S’il y a une exhibition de l’ordre de l’obscénité dans mon travail, cela s’adresse au spectateur. J’aimerais venir le déstabiliser, le déranger et en même temps l’attirer. C’est encore une fois de l’ordre de la fascination et de la répulsion. Du désir de la peur et la peur du désir.
F.R. : On peut ressentir de l’épouvante devant certaines images. Cherchez-vous à apprivoiser la peur?
M.J. : Je cherche à apprivoiser ce dont j’ai peur, ce que je ne comprends pas. Je cherche aussi à apprivoiser une certaine violence. Sûrement l’inquiétante violence de ces corps éphémères, compacts et pourtant déjà dissous, jamais stables, déjà ouverts. En transformant la forme, elle me devient peut-être plus familière. C’est un peu cannibale. Il y a quelque chose de l’ordre de la capture, de la prédation, de l’offrande et du sacrifice. J’aime la phrase d’Olivier Smolders qui dit que filmer est à la fois « faire une déclaration d’amour et préparer une mise à mort ».
F.R. : Face à la blancheur de certains modèles enduits de poussière de plâtre, ou à leur effacement progressif, j’ai pensé aux travaux d’Antoine d’Agata ou Francesca Woodman. Ces deux photographes font-ils partie de vos références?
M.J. : Francesca Woodman est l’un des premiers photographes qui m’a vraiment intéressée lorsque j’ai commencé la photo à 19 ans. J’ai découvert les images d’Antoine d’Agata un peu plus tard. Je suis absolument fascinée par ses photographies. Tous deux nous donnent à voir l’empreinte de l’effacement de soi. Ils se fondent dans la matière. En rendant visible la dématérialisation des corps, ils mettent en œuvre un jeu de cache-cache avec le néant, l’obscurité, la peur et la mort. L’absence, l’invisible, habitent leurs photos ainsi qu’une grande violence.
Ces deux artistes ont également en commun une intégrité et un engagement extrêmes dans leurs images.
F.R. : Il y a une picturalité certaine dans votre œuvre, un aspect baconien. J’ai l’impression qu’il y a au moins deux catégories de photographes contemporains, ceux qui ont vu et médité Francis Bacon, et les autres.
M.J. : Antoine d’Agata affirme, en évoquant sa visite d’une exposition de Bacon “Ce fut un choc dont je ne me suis toujours pas remis”. Les différents thèmes abordés dans l’œuvre de Francis Bacon tel que le malaise et l’inquiétude, l’obscurité et le flou, l’obsession et le voyeurisme, l’obscénité, le débordement et l’explosion, la déformation et la défiguration, ainsi que le morcellement et la décomposition sont des thèmes sur lesquels je travaille.
Ce désir de fouiller la sensation du corps de l’autre, au-delà de l’apparence, est effectivement très présente chez les photographes actuels. Peut-être parce que nous sommes, comme jamais encore auparavant, abondés d’images. L’ère numérique, et notamment l’avènement des réseaux sociaux, engendre une mise en scène permanente de la représentation de notre corps, de notre identité, au risque de figer et de renforcer encore un peu plus une certaine absurdité des apparences.
F.R. : Que retenez-vous de votre expérience d’élève à l’école d’Arles?
M.J. : La qualité de l’enseignement, aussi bien théorique que technique, la liberté créatrice et la confiance que reçoivent les étudiants permettent d’évoluer très rapidement. C’est un luxe inouï de pouvoir, durant trois années, se consacrer intégralement à sa recherche artistique tout étant soutenu et accompagné par les enseignants et les autres élèves. Il est d’ailleurs assez déroutant à la fin du cycle de se retrouver seul face à ses images. Un grand nombre de conversations et d’analyses que j’ai engrangées durant cette période me servent aujourd’hui de bases pour avancer dans mon travail.
F.R. : Cherchez-vous des modèles? Ou préférez-vous travailler avec les mêmes? Pourquoi?
M.J. : J’ai beaucoup travaillé avec une amie, elle-même photographe. Je crois qu’elle était une sorte de double, de miroir. Je l’ai photographiée et elle m’a également photographiée. Sa patience, ses propres questionnements sur son corps, sa sensibilité artistique et nos intérêts communs pour nos travaux nous ont nourries. Mes modèles sont généralement des gens proches. Il est rare que je photographie ou filme des inconnus. Les prises de vues peuvent être éprouvantes, il faut être patient et avoir confiance. Les images sont le plus souvent soigneusement conçues au préalable par des croquis préparatoires que je mets ensuite en scène. Lorsque le modèle est en face de moi, c’est un moment de rupture, une faille, le geste que je n’avais pas imaginé, un surgissement, un point d’improvisation que je cherche.
Il est rare que je sois satisfaite après la première prise de vue. C’est peut-être la raison pour laquelle je préfère travailler assez longtemps avec la même personne. Pour pouvoir recommencer, modifier, ajuster et préciser. J’utilise également fréquemment mon propre corps. Quand on demandait à Francesca Woodman pourquoi elle était son propre modèle elle répondait : « Par commodité. Ainsi je suis toujours à portée de main. ». Pour ma part, s’il est vrai que je trouve plus aisé de me recouvrir moi-même de peinture et d’argile pendant 30 minutes plutôt que de l’exiger d’une autre personne, il est indéniable que certains questionnements doivent passer par l’expérience et l’utilisation de mon propre corps.
F.R. : Il y a chez vous une sorte de culte terrien, chtonien, une fascination pour la tératologie. Melina Jaouen, êtes-vous une païenne?
M.J. : Je crois que je cherche à retrouver la dimension sacrée de l’art. Mon théâtre de la métamorphose est lié au théâtre de la cruauté d’ Antonin Artaud.
Je dis souvent que chaque prise de vue est une « cérémonie » de la métamorphose un « rituel » de transformation. Le caractère erratique, sensuel et insaisissable des corps que je montre évoque une sorte d’énergie vitale et les relie au dionysiaque dans lequel l’individuel se dissout dans le tout de la nature.
J’ai un réel intérêt pour les cultes animistes et chamaniques. Les rites se déroulent souvent la nuit. L’humain retrouve son animalité et renoue avec les forces naturelles, avec la terre, l’eau, les substances organiques. Les états limites comme la transe lui permettent de relier les mondes visibles et invisibles, profanes et sacrés. Il y a souvent un aller-retour entre destruction et reconstruction, intérieur et extérieur, infiniment grand et infiniment petit. Dans de nombreux rites de passage et de purification, la personnalité va être détruite puis recomposée pour accéder à un monde supérieur. Ces initiations culminent lors de cérémonies durant lesquelles la transe permet d’incorporer une parcelle de divinité au corps du disciple.
Certains éléments comme l’argile et la peinture mais aussi les parures, les masques, les objets fétichisés présents dans ces cultes, se retrouvent dans mes images. Ma vidéo « totem » est sûrement la plus explicitement reliée à cet univers des cultes païens.
F.R. : Que recherchez vous dans votre travail vidéographique? Que vous apporte l’outil vidéo?
Une autre façon d’aborder le territoire de l’onirisme noir?
M.J. : Il y a une action performative mise en scène dans chacune de mes images. Une photo seule, avec son arrêt sur le temps, à davantage une fonction de relique, de document, renvoyant à l’action mais perdant un grand nombre d’informations et, souvent, une part de sa dimension sensorielle. C’est donc la temporalité de la vidéo qui m’intéresse avant tout. Dans certaines pièces, le temps de la vidéo correspond au temps de l’action. Il n’y a pas de montage. Le visionnement de la vidéo replace le spectateur dans la temporalité exacte du temps de l’action et lui permet, je crois, de ressentir plus justement, plus intimement, l’action mis en scène.
À l’inverse, dans d’autres vidéos, le temps est déformé. Ralenti, dilaté, il est comme suspendu. C’est un temps qui se fluidifie, qui devient gazeux, vaporeux, fantomatique. Cet étirement temporel devient alors le moyen de transformer les matières et de tenter de créer une analogie entre le traitement du temps et celui des corps.